Anne Wenzel - Noirs désastresRichard Leydier
Artpress, Nr.354, Mars 2009
Installée depuis 1992 aux Pays-Bas, l'Allemande Anne Wenzel y détourne la tradition céramiste pour réaliser de remarquables sculptures et installations. Catastrophes naturelles, attentats, craintes millénaristes inspirent à l'artiste des oeuvres noires, parfaites métaphores de notre sombre époque. De 14 février au 15 mars, Anne Wenzel expose á la galerie Akinci (Amsterdam), et du 25 mai au 23 août au Stedelijk Museum de Schiedam.
Il s' avère difficile de dénombrer avec précision les protagonistes de l'infernal pugilat. Hellhounds (Chiens de l'enfer, 2007), grande sculpture en céramique noire d'Anne Wenzel, est un invraisemblable enchevêtrement de chiens de meute, intriqués à la manière des noeuds vipérins. Babines retroussées, crocs acérés, les bêtes s'entredévorent pour ne former qu'un amas de chairs sanguinolentes. On pense à Dante, au Cerbère des Enfers. Hellhounds combine plusieurs sources iconographiques. Il y a d'abord l'influence du peintre anglais Sir Edwin Landseer (1802-1873), connu pour ses scènes cynégétiques, à laquelle il faut ajouter des photographies de chasses à courre, mais aussi l'observation quotidienne, par la fenêtre de l'atelier, de deux pitbulls qui, dans le jardin des voisins, passent leurs journées à se battre. Ils permettent à l'artiste d'inscrire précisément dans l'argile les mouvements de torsion, le jeu des os sous leur peau de mâtins efflanqués, en particulier la manière dont les côtes saillent dans les moments de strass. Untitled (Stag) [Cerf, 2004-05] s'inspire également des peintures de Landseer et de diverses sources photographiques. L'animal est saisi au moment de l'assaut final de la meute, lorsque, vaincu, il se cabre en un vitaliste sursaut de désespoir.
La sculpture d'Anne Wenzel transforme les images afin d'en isoler à la fois la beauté et la dimension obscure, mortuaire. De ce point de vue, la chasse est le parfait sujet. Mais l'artiste s'attache plus encore à des images d'un genre particulier: les images de désastres. En 2003, elle élabore une petite fille au corps greffé d'étranges formes noires qui semblent la dévorer tranquillement. Le 26 décembre 2004 survient le grand tsunami qui ravage le côtes de l'Asie du sud-est. En lisant la presse, elle tombe en arrêt devant la photographie d'une fillette entièrement de boue, figure en tous points semblable à la sculpture modelée auparavant. Ainsi débute véritablement l'intérêt pour les désastres, événements qui excèdent largement le drame commun pour acquérir une dimension planétaire. Wenzel en collecte les images, notamment celles de l'ouragan Katrina, qui submerge la Nouvelle-Orléans le 29 août 2005. Ce matériel iconographique inspire une série de paysages, oeuvres rassemblées sous l'intitulé Silent Landscape (Paysage silencieux). L'installation qu'elle réalise en 2006 au Buro Leeuwarden consiste ainsi en Quarante-quatre arbres de céramique décharnés, brisés et à l'aspect calciné, vestiges d'une forêt dévastée par une tempête, une inondation ou un incendie. Ces 'squelettes' d'arbres sont disposés sur une grand table noire recouverte d'une fine pellicule d'eau, huileux miroir qui prolonge en l'inversant ce paysage de désolation, où toute vie humaine semble avoir été annihilée. Les murs alentour sont eux-mêmes peints à l'encre, figurant la trama dense et infranchissable d'une forêt fantôme qui achève de nous enfermer dans une vision de cauchemar.
Mais les catastrophes ne sont pas exclusivement naturelles, et l'artiste ressent parfois le besoin de s'en approcher. C'est pourquoi, en voyage dans la capitale espagnole, elle se rend, quelque temps après, sur les lieux des attentats qui ont frappé Madrid le 11 mars 2004 : "je suis venue ici en me demandant si l'on peut vraiment sentir le drame d'une catastrophe en regardant juste les lieux, ou si l'on a besoin de l'information pour comprendre. En temps normal, nous voyons ces catastrophes dans les journaux ou à la télévision. Je voulais venir sur place afin de découvrir dans quelle mesure les images transmises par les médias sont 'créées' (1)." Ses photographies de Madrid, parmi une large documentation sur diverses attaques terroristes, aboutissent à Heaven (2007), grand table noire sur laquelle gisent les carcasses en céramique de voitures explosées, véhicules piégés lors d'attentats suicide. Leurs petites dimensions confèrent à ces vestiges l'aspect de jouets, ce qui contribue considérablement à le sensation d'horreur: soit que enfants eussent pu être emportés par le explosions ; soit que ceux qui les ont déclenchées aient pu témoigner, dans leur foi naïve en un dieu vengeur, d'une innocence presque enfantine.
Un mode jungien
"Ce qui m'intéresse dans les désastres, c'est la manière dont nous les percevons. Le fait que ce soit bien plus qu'une image spectaculaire (2)" de Jéricho à Katrina, en passant par le Déluge et tsunami de 2004, les désastres, en ce qu'ils paraissent s'inscrire dans une suite inéluctable d'événements, appellent, l'espace d'un instant, l'hypothèse d'une intervention divine, et ce en dépit de la prégnance d'un héritage athée et cartésien. Ce réflexe a le vie dure. On pourrait presque dire que l'imaginaire du désastre est inscrit dans nos gènes, parce que la soif de réponses à ce qu'on perçoit comme une injustice s'étanche paradoxalement dans l'irrationnel. Il serait en effet beaucoup plus rassurant que désastre obéisse à une logique, serait-ce celle d'une force surnaturelle et démoniaque qui, derrière des analyses écologiques et politiques dont on mesure l'absurdité, commanderait aux éléments de se déchaîner et aux hommes de jouer les bombes humaines. Le désastre, en cela, ressoude la communauté des hommes devant une force qui les dépasse.
Les oeuvres d'Anne Wenzel exploitent cette part collective du désastre. Elles cultivent la dimension psychologique dur un mode qu'on pourrait dire jungien : "Pour moi, le désastre est une métaphore des peurs de tout un chacun." Des peurs millénaires que le 11 septembre a fait resurgir sur un tempo accéléré : "Jusque-là, nous menions une vie paisible. C'est désormais terminé, il s'est fait jour une chose nouvelle : la crainte permanente que le désastre puisse vous frapper même lorsque vous menez une vie sécurisée."
L'artiste traduit subtilement ces craintes dans une matière inquiète, par le biais d'un savant jeu de contrastes. Tout d'abord, entre la douceur de la céramique à matériau d'ordinaire plutôt dévolu à la réalisation d'images plaisantes, comme dans les faïences bleues de Delft à et la violence des sujets. Sur ce point, il convient de veiller à l'équilibre des tensions, car le risque à éviter absolument, c'est bien que la sculpture devienne kitsch par un excès de violence ou de douceur. Plus encore, Wenzel cultive le contrepoint entre 'l'abstraction' générale de la forme des sculptures à l'aspect 'non fini', qui confère aux motifs de départ un caractère ambigu à et le rendu des détails, qui doivent être travaillés jusqu' à un certain point, afin de déjouer le piège de l'anecdotique. Il s'agit certes de lire, de se documenter, mais juste ce qui s'avère nécessaire pour saisir intuitivement ' l'essence ' d'un événement. "Trop de connaissances et d faits égarent." En somme, le but est de ne jamais perdre le sens de la forme, tout e la laissant ouverte et suffisamment 'reconnaissable' : "L'abstraction de l'image d'un désastre introduit de la tranquillité. Parce que je ne travaille pas tout les détails, cela donne au spectateur une chance d'y entrer personnellement."
Un monde entropique
Un troisième jeu de tensions concerne le poids de l'argile, matériau trés lourd, dont l'artiste, par le modelage, la coloration des oxydes et la cuisson, s'emploie à escamoter la sensation de masse imposante. Les sculptures de Wenzel paraissent en effet étonnamment légères en regard de leur volume ; leur poids semble s'annuler dans les envolées baroques des figures. Mais ces dernières ne sont pas pour autant libérées d'une force d'attraction mystérieuse, qui dépasse la simple pesanteur. Untitled (Chandelier) [2007] est un grand lustre noir posé sur le sol, légèrement incliné, comme s'il s'était subitement décroché du plafond. Une des images qui l'a inspire est celle du lustre du grand salon du Titanic. Plus on approche de sol, et plus les pampilles paraissent déformées, soumises à une pression qui pourrait être celle des grands fonds marins ou des forces prodigieuses qui parcourent l'écorce terrestre et provoquent séismes et tsunamis. Dans Invalid Icon (2007), les figures de l'inquiétant autel païen dégoulinent d'un dripping à la source intarissable, comme ces statues miraculeuses qui se prennent un jour à saigner. à
Moins qu'elles ne fondent inexorablement sous l'action d'une flamme purificatrice. Cette force d'attraction semble chtonienne à ne pas oublier que ces oeuvre sont faites de terre passée à l'épreuve de feu -, tandis que les reflets métalliques dus à la transformation des oxydes dans le four appellent souvenir du plomb. L'univers d'Anne Wenzel se révèle profondément saturnien. Mélancolique. C'est là un monde où l'entropie règne en maître. Et ce monde déliquescent, en décomposition, c'est, actuellement, le nôtre.
(1) Correspondance avec l'artiste, janvier 2009.
(2) Cette citation et les suivantes sont issues de l'entretien entre l'artiste et Bart Rutten, in Anne Wenzel, Sweet life, 2008, Veenman Publishers (Rotterdam).
|